Les images de files d’attente interminables à l’aéroport Ben Gourion ne trompent plus : l’émigration israélienne atteint un niveau inédit. Selon les derniers chiffres publiés par le Bureau central des statistiques (CBS), le nombre de Juifs quittant Israël sans retour a quadruplé depuis 2022, marquant un tournant démographique, social et politique profond.
En 2024, le solde migratoire négatif — la différence entre les départs et les retours — a atteint près de 57 000 Israéliens, dont plus de 78 000 Juifs ayant quitté le pays pour seulement 24 000 retours. À titre de comparaison, le solde n’était que de 15 900 en 2022. Et selon les données partielles de 2025, la tendance se poursuit : plus de 54 000 départs nets sont attendus d’ici la fin de l’année.
Mais le plus préoccupant, selon le rapport, est le changement de profil des émigrants : il ne s’agit plus seulement de jeunes après leur service militaire cherchant une expérience à l’étranger, mais de familles entières, de couples mariés, souvent diplômés et insérés dans la vie active. Près de la moitié des départs concernent aujourd’hui des couples mariés, contre un tiers seulement parmi les retours.
Ce basculement a des conséquences considérables. « Lorsqu’une famille quitte Israël, ce sont non seulement deux adultes qui sortent du marché du travail et du système fiscal, mais aussi leurs enfants qui ne grandiront pas ici, n’iront pas à l’école israélienne et ne serviront pas dans Tsahal », résume un démographe cité par Calcalist.
Cette hémorragie silencieuse touche le cœur productif du pays : la classe moyenne, les actifs qualifiés, les enseignants, les ingénieurs et les entrepreneurs. Selon les chiffres, près de 60 % des émigrants ont entre 25 et 64 ans, âge clé pour la croissance économique et la natalité.
Le phénomène s’accompagne d’un recul du nombre d’olim (nouveaux immigrants). Après le pic de 2022 — 74 400 nouveaux arrivants, principalement venus d’Ukraine et de Russie —, le chiffre a chuté à 46 000 en 2023, puis 31 000 en 2024, et à peine 25 000 en 2025. Le flux d’aliya, longtemps moteur démographique du pays, ne compense donc plus les départs.
Le CBS précise que la définition du « départ permanent » a été révisée : désormais, un Israélien est considéré comme émigré après 275 jours passés à l’étranger sur une période de 12 mois, ce qui permet une mesure plus fine des départs réels.
Parmi les causes identifiées, les chercheurs évoquent une perte de confiance dans les institutions de l’État depuis la mise en place du gouvernement Netanyahou–Ben Gvir–Smotrich. Le climat politique tendu, la crise économique, la hausse du coût du logement et les incertitudes liées à la guerre ont renforcé le sentiment d’instabilité. « Ce ne sont pas les plus faibles qui partent, mais les plus forts — ceux qui peuvent se permettre de recommencer ailleurs », résume un économiste du Technion.
Les répercussions sont déjà visibles : baisse des inscriptions scolaires dans certaines villes, ralentissement du marché immobilier, notamment dans les périphéries, et érosion des recettes fiscales. Les départs massifs de familles touchent aussi les réseaux communautaires et la vie associative locale.
Un autre aspect inquiétant : la montée en flèche de l’émigration des nouveaux immigrants eux-mêmes. Deux tiers des sortants en 2023–2024 sont des olim installés depuis moins de cinq ans — un phénomène inédit. Nombre d’entre eux, venus de l’ex-Union soviétique, auraient vu Israël comme une étape temporaire vers l’Europe ou l’Amérique du Nord, profitant des conditions d’intégration avant de repartir.
Ce que certains qualifient désormais de “brain drain israélien” menace l’équilibre social et économique du pays à long terme. Car lorsque les familles instruites et économiquement solides partent, elles emportent avec elles le capital humain, éducatif et fiscal qui soutient les infrastructures publiques — éducation, santé, sécurité sociale.
À Jérusalem, le gouvernement évite pour l’instant de commenter ces données. Mais plusieurs députés de la coalition ont reconnu en privé que le phénomène est « plus grave qu’on ne le pensait », notamment dans les classes moyennes urbaines.
Ce n’est pas une crise conjoncturelle : c’est une fissure structurelle. Une société qui voit partir ses familles perd aussi une part de sa foi collective en l’avenir. Et dans un pays dont l’identité repose sur la promesse du retour, cette fuite des citoyens les plus ancrés est un signal d’alarme que ni les statistiques ni les slogans ne peuvent dissimuler.






