Si la Torah est intransigeante et absolue, cela ne signifie nullement qu’elle soit intolérante et rigide. Tout en écartant une attitude fanatique faite d’impatience et de colère, nous devons admettre une sorte d’intransigeance armée de patience.
Car dans un Univers où tout nous presse, nous sommes de plus en plus récalcitrant à l’attente, de plus en plus étranger à la cadence de maturation des choses. On finit par en oublier que rien ne se réalise dans l’instant, à commencer par une naissance. La patience est nécessaire au parent, à l’éducateur, elle est indispensable dans toute formation, elle permet de mûrir les décisions, les résolutions. Elle aide aussi à mieux vivre les efforts, les imprévus, les déboires de l’existence et ses grandes douleurs, comme la maladie ou le deuil. Elle accorde au temps sa fortune, celle de réaliser son œuvre de maturation naturelle. Néanmoins, Il est des contingences qui nécessitent autre chose que de souhaiter patiemment que le temps effectue un changement. Sans impatience, sans révolte, sans lutte contre l’inacceptable, que serions-nous aujourd’hui ?
La patience est une puissance experte en la matière pour « déplacer des montagnes », mais, à un certain degré d’excès, elle peut devenir un authentique agent d’inertie. Lorsqu’elle mène, par exemple, un individu ou un peuple opprimé à ne plus oser espérer. Est-ce une force que de tout permettre sans réagir? Cette patience-là ne mène pas à un quelconque progrès, au contraire, elle en empêche la venue. Les méthodes tyranniques ont bien compris comment tirer avantage de cette forme de patience et comment infliger par l’oppression, pour faire accepter les formes les plus avilissantes d’existence. Impatience et révolte deviennent alors indispensables pour éveiller, remuer le cours figé des choses, mettre en lumière et bousculer ce qui, depuis longtemps, était intolérable.
Sans un minimum de patience, la vie devient insoutenable et nous n’acquérons rien d’important, mais, pour rester une force, la patience doit être fréquentée par l’espoir d’un engagement vers un futur meilleur. Sans horizon et sans limites, elle se fige dans le renoncement et l’immobilisme stérile. Si rien ne se fait sans prendre le temps, rien ne se fait non plus sans décision et agissement qui, eux, consentiront au divorce avec ce que nous ne pouvons plus accepter. Patience et impatience ne sont préjudiciables que dans leurs excès, quand patience rime avec inertie et impatience avec bestialité et cupidité. Elles nous sont toutes deux nécessaires, la première pour nous aider à ne pas nous laisser défaire par les ennuis, la seconde pour nous encourager à nous protéger face aux conditions nuisibles.
Par ailleurs, il nous faut garder à l’esprit que la tolérance peut conduire à une profonde paresse morale : en effet, si nous aimons tout le monde, et si nous respectons toutes les conduites de tout un chacun, quelles qu’elles soient, nous risquons de nous dégager de notre responsabilité en laissant le cours naturel de la vie se précipiter et s’enraciner dans le mal. L’indifférence comme idéal, c’est le désintéressement pour le débat d’idées, c’est l’anesthésie du souci du sens, de la valeur, et en conséquence la tendance à croire que toutes les idées sont remplaçables, que toutes les opinions se valent.
Il est donc inutile d’apprendre à discerner le vrai du faux, ce qui est clairement penser. L’indifférence doctrinale confond dans un même équilibre la vérité et l’erreur, la valeur et la négation de la valeur. On se demande même si ces propriétés n’ont pas cessé pour beaucoup d’être signifiantes. Or il importe de comprendre que là où règne cette attitude paresseuse et lâche, la prétention à la tolérance est dépourvue de sens. Si tout est indifférent, il n’y a rien à tolérer.
D’une part, parce qu’il ne peut y avoir du tolérable que sur fond d’intolérable. La tolérance présume le sens des différences et l’aptitude à les évaluer. Elle n’est pas cette paralysie et ce renoncement de l’esprit à la faveur desquelles le pire peut avoir droit de cité. La tolérance montre à la fois l’idée d’un accord et celle d’une désapprobation, elle est la frontière séparant le tolérable de l’intolérable. Pour des raisons morales d’abord, aucune attitude s’accommodant du mal fait à autrui ne peut être légitimée moralement. La tolérance au racisme, à la violence, au crime, à l’injustice criante, n’est pas tolérance mais absence du sens des responsabilités ou absence de sens moral. Ne pas combattre fermement les ennemis radicaux de la tolérance, surtout s’ils sont en mesure de conquérir le pouvoir politique, ce n’est plus de la tolérance c’est de l’inconséquence. Nul ne peut sans contradiction consentir à sa propre destruction.
Il existe toutefois un second aspect dans la tolérance, largement développé par le Rav Kook dans son livre Orot: Dans chaque prise de position se trouve une étincelle de vérité, y compris dans l’attitude la plus mensongère. Et c’est d’ailleurs cette racine de vérité qui permet à ce mensonge de continuer à exister. De même que chaque être humain possède dans son âme une étincelle de vitalité divine, de même, il existe une étincelle de vrai dans toutes les opinions, les idéologies, et même dans toutes les religions.
Pour utiliser le langage ésotérique, nous dirons que les écorces se nourrissent des étincelles de sainteté qui sont emprisonnées en elles, mais lorsque l’on parvient à délivrer ces étincelles de sainteté de leurs enveloppes, les écorces meurent d’elles-mêmes. En se montrant tolérant avec les êtres, il faut toujours prendre conscience de ce second aspect des choses.
Ces vérités, pour être nombreuses, ne sont pas incompatibles entre elles : elles répondent chacune à des questions distinctes et éclairent donc chacune un aspect différent de la réalité. Loin d’être une diversité de vérités concurrentes ou contradictoires, il doit s’agir d’une pluralité de vérités cohérentes entre elles, puisqu’elles doivent respecter l’unité d’ensemble du réel.
Les différentes vérités ne sont pas diverses en ce sens parce qu’elles doivent toujours toutes rentrer dans le cadre de l’unité de la réalité. S’il est évident à nos yeux que la Torah est une vérité divine éternelle et absolue, nous sommes prêts à admettre qu’il existe ailleurs, dans d’autres cultures et dans d’autres cœurs, des étincelles de cette même Torah qui ont été captées tout au long de l’Histoire, et donc qu’il existe des vérités partielles.
Si l’amour que nous prodiguons à notre prochain est vraiment pur et absolu il saura éviter les déchirures et les ruptures en nous permettant de poursuivre la controverse avec lui. C’est la capacité de percevoir une personne telle qu’elle est, d’être conscient de son individualité unique. C’est avoir souci que l’autre puisse croître et s’épanouir à partir de son propre fonds. En ce sens, le respect s’avère incompatible avec l’exploitation, Je désire que l’être aimé croisse et s’épanouisse selon ses propres intérêts et par ses propres voies, et non dans le but de me servir.
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