Dans la ville qui se présente comme la vitrine du libéralisme, du pluralisme et de la démocratie israélienne, une frontière invisible mais de plus en plus assumée semble s’être imposée : tout est tolérable, ou presque, tant que cela n’est pas explicitement juif. Tel-Aviv se revendique ouverte à toutes les identités, à toutes les croyances et à toutes les expressions culturelles, mais lorsqu’il s’agit de pratiques religieuses juives visibles, la compréhension se transforme soudain en crispation, voire en hostilité.
Dans cette métropole qui se veut progressiste, des prières musulmanes en pleine rue, strictement séparées entre hommes et femmes, sont acceptées sans controverse majeure. Des prosternations publiques en direction de La Mecque, sur les trottoirs ou aux abords des axes routiers, sont perçues comme une expression culturelle légitime. Les appels du muezzin, dans certains quartiers, font partie du paysage sonore urbain. Dans le même temps, une prière juive séparée le jour de Yom Kippour, jour le plus sacré du calendrier hébraïque, devient un scandale national. La pose de téfilines dans l’espace public est parfois assimilée à une provocation. Le contraste est saisissant.
Ce double standard ne relève pas de l’anecdote. Il traduit une dérive idéologique profonde, où la tolérance proclamée devient conditionnelle. L’acceptation de l’autre semble dépendre non pas de la liberté individuelle, mais de l’effacement de l’identité juive dès lors qu’elle devient visible, assumée et fière. Dans cette logique, le judaïsme n’est plus perçu comme une composante naturelle de l’espace public israélien, mais comme une intrusion à contenir.
L’affaire a pris une tournure particulièrement révélatrice à l’approche de Hanouka. Alors que la fête célèbre la lumière, la résistance spirituelle et la continuité juive, des voix au sein du conseil municipal se sont élevées contre l’activité des centres Habad de la ville. Une élue est allée jusqu’à qualifier leur action de « lavage de cerveau » et de « religiosité imposée », appelant explicitement à les chasser de Tel-Aviv-Jaffa. Les mots employés n’étaient pas neutres. Ils visaient une institution juive dont l’action repose précisément sur le renforcement du lien identitaire, culturel et spirituel.
Cette hostilité contraste étrangement avec la tolérance affichée envers d’autres manifestations religieuses ou culturelles importées. Les festivités de Halloween, issues de traditions païennes puis chrétiennes, envahissent les rues sans susciter d’indignation politique. Les symboles de Noël sont adoptés par une population majoritairement juive, parfois au nom de la « culture globale ». Ces pratiques sont souvent présentées comme folkloriques, inoffensives, modernes. À l’inverse, une hanoukia sur une place publique devient, pour certains, un symbole oppressant.
La question qui se pose est alors simple, mais dérangeante : comment expliquer qu’au cœur de la première ville hébraïque moderne, l’expression visible du judaïsme soit perçue comme un problème, tandis que l’importation de traditions étrangères soit encouragée, voire célébrée ? Cette tendance dépasse la simple critique de la religion. Elle révèle une volonté plus large d’effacer progressivement les marqueurs identitaires juifs au profit d’un universalisme sélectif, dans lequel l’identité majoritaire doit se faire discrète pour ne pas « déranger ».
La tolérance véritable n’exige pas l’effacement de soi. Elle repose sur la capacité à accepter l’existence de l’autre sans exiger qu’il renonce à ce qu’il est. À Tel-Aviv, cette règle semble de plus en plus appliquée à sens unique. Les pratiques juives sont sommées de se cantonner à la sphère privée, tandis que d’autres expressions religieuses ou idéologiques bénéficient d’une indulgence bien plus large.
Ce phénomène est d’autant plus préoccupant qu’il s’inscrit dans un contexte global de remise en question de l’identité juive, y compris en Israël. À force de craindre l’accusation de « religiosité » ou de « coercition », certains élus semblent oublier que l’État d’Israël n’est pas un État neutre par accident, mais une nation fondée sur l’histoire, la culture et la continuité du peuple juif.
Avant de dénoncer l’antisémitisme à l’étranger, une introspection s’impose. Lorsqu’une ville israélienne envoie implicitement le message qu’il vaut mieux être chrétien, musulman ou même bouddhiste que juif pratiquant, le problème n’est plus seulement politique. Il devient identitaire. Et il appelle une réponse claire : assumer pleinement le judaïsme dans l’espace public, sans excuses et sans complexes.







